Lorenzaccio - Acte II - Scène 3

Chez la marquise de Cibo.

LE CARDINAL, seul.

Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse1 ! Que ton commissaire apostolique s’enferme avec sa probité dans le cercle étroit de son office, je remuerai d’une main ferme la terre glissante sur laquelle il n’ose marcher. Tu attends cela de moi, je l’ai compris, et j’agirai sans parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui j’étais lorsque tu m’as placé auprès d’Alexandre sans me revêtir d’aucun titre qui me donnât quelque pouvoir sur lui. C’est d’un autre qu’il se défiera, en m’obéissant à son insu. Qu’il épuise sa force contre des ombres d’hommes gonflés d’une ombre de puissance, je serai l’anneau invisible qui l’attachera, pieds et poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et César tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est dans cette maison qu’est le marteau dont je me servirai. Alexandre aime ma belle-sœur : que cet amour l’ait flattée, cela est croyable ; ce qui peut en résulter est douteux ; mais ce qu’elle en veut faire, c’est là ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu’où pourrait aller l’influence d’une femme exaltée, même sur cet homme grossier, sur cette armure vivante ? Un si doux péché pour une si belle cause, cela est tentant, n’est-il pas vrai, Ricciarda ? Presser ce cœur de lion sur ton faible cœur tout percé de flèches saignantes, comme celui de saint Sébastien ; parler, les yeux en pleurs, pendant que le tyran adoré passera ses rudes mains dans ta chevelure dénouée ; faire jaillir d’un rocher l’étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice de l’honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n’y perdent rien ! Mais il ne fallait pas me prendre pour confesseur.

La voici qui s’avance, son livre de prières à la main. Aujourd’hui donc tout va s’éclaircir ; laisse seulement tomber ton secret dans l’oreille du prêtre : le courtisan pourra bien en profiter ; mais, en conscience, il n’en dira rien.

Entre la marquise de Cibo.

Le Cardinal, s’asseyant.

Me voilà prêt.

La marquise s’agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu.

La Marquise.

Bénissez moi, mon père, parce que j’ai péché.

Le Cardinal.

Avez-vous dit votre Confiteor ? Nous pouvons commencer, marquise.

La Marquise.

Je m’accuse de mouvements de colère, de doutes irréligieux et injurieux pour notre saint-père le pape.

Le Cardinal.

Continuez.

La Marquise.

J’ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l’évêque de Fano, que la sainte Église catholique était un lieu de débauche.

Le Cardinal.

Continuez.

La Marquise.

J’ai écouté des discours contraires à la fidélité que j’ai jurée à mon mari.

Le Cardinal.

Qui vous a tenu ces discours ?

La Marquise.

J’ai lu une lettre écrite dans la même pensée.

Le Cardinal.

Qui vous a écrit cette lettre ?

La Marquise.

Je m’accuse de ce que j’ai fait, et non de ce qu’ont fait les autres.

Le Cardinal.

Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que je puisse vous donner l’absolution en toute sécurité. Avant tout, dites-moi si vous avez répondu à cette lettre.

La Marquise.

J’y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.

Le Cardinal.

Qu’avez-vous répondu ?

La Marquise.

J’ai accordé à la personne qui m’avait écrit la permission de me voir comme elle le demandait.

Le Cardinal.

Comment s’est passée cette entrevue ?

La Marquise.

Je me suis accusée déjà d’avoir écouté des discours contraires à mon honneur.

Le Cardinal.

Comment y avez-vous répondu ?

La Marquise.

Comme il convient à une femme qui se respecte.

Le Cardinal.

N’avez-vous point laissé entrevoir qu’on finirait par vous persuader ?

La Marquise.

Non, mon père.

Le Cardinal.

Avez-vous annoncé à la personne dont il s’agit la résolution de ne plus écouter de semblables discours à l’avenir ?

La Marquise.

Oui, mon père.

Le Cardinal.

Cette personne vous plaît-elle ?

La Marquise.

Mon cœur n’en sait rien, j’espère.

Le Cardinal.

Avez-vous averti votre mari ?

La Marquise.

Non, mon père. Une honnête femme ne doit point troubler son ménage par des récits de cette sorte.

Le Cardinal.

Ne me cachez-vous rien ? Ne s’est-il rien passé entre vous et la personne dont il s’agit, que vous hésitiez à me confier ?

La Marquise.

Rien, mon père

Le Cardinal.

Pas un regard tendre ? pas un baiser pris à la dérobée ?

La Marquise.

Non, mon père.

Le Cardinal.

Cela est-il sûr, ma fille ?

La Marquise.

Mon beau-frère, il me semble que je n’ai pas l’habitude de mentir devant Dieu.

Le Cardinal.

Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à l’heure ; je ne puis cependant vous donner l’absolution sans le savoir.

La Marquise.

Pourquoi cela ? Lire une lettre peut être un péché, mais non pas une signature. Qu’importe le nom à la chose ?

Le Cardinal.

Il importe plus que vous ne pensez.

La Marquise.

Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l’absolution, si vous voulez ; je prendrai pour confesseur le premier prêtre venu, qui me la donnera.

Elle se lève.

Le Cardinal.

Quelle violence, marquise ! Est-ce que je ne sais pas que c’est du duc que vous voulez parler ?

La Marquise.

Du duc ! — Eh bien ! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire dire ?

Le Cardinal.

Pourquoi refusez-vous de le dire ? Cela m’étonne.

La Marquise.

Et qu’en voulez-vous faire, vous, mon confesseur ? Est-ce pour le répéter à mon mari que vous tenez si fort à l’entendre ? Oui, cela est bien certain ; c’est un tort que d’avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel m’est témoin qu’en m’agenouillant devant vous, j’oublie que je suis votre belle-sœur ; mais vous prenez soin de me le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à votre salut éternel, tout cardinal que vous êtes.

Le Cardinal.

Revenez donc à cette place, marquise ; il n’y a pas tant de mal que vous croyez.

La Marquise.

Que voulez-vous dire ?

Le Cardinal.

Qu’un confesseur doit tout savoir, parce qu’il peut tout diriger, et qu’un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions.

La Marquise.

Quelles conditions ?

Le Cardinal.

Non, non, je me trompe ; ce n’était pas ce mot-là que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu’une rupture avec lui peut nuire aux plus riches familles ; mais qu’un secret d’importance entre des mains expérimentées peut devenir une source de biens abondante.

La Marquise.

Une source de biens ! — des mains expérimentées ! — Je reste là, en vérité, comme une statue. Que couves-tu, prêtre, sous ces paroles ambiguës ? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants sur vos lèvres, à vous autres ; on ne sait qu’en penser.

Le Cardinal.

Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous ai point encore donné l’absolution.

La Marquise.

Parlez toujours ; il n’est pas prouvé que j’en veuille.

Le Cardinal, se levant.

Prenez garde à vous, marquise ! Quand on veut me braver en face, il faut avoir une armure solide et sans défaut ; je ne veux point menacer ; je n’ai pas un mot à vous dire : prenez un autre confesseur.

Il sort.

La Marquise, seule.

Cela est inouï. S’en aller en serrant les poings, les yeux enflammés de colère ! Parler de mains expérimentées, de direction à donner à certaines choses ! Eh mais ! qu’y a-t-il donc ? Qu’il voulût pénétrer mon secret pour en informer mon mari, je le conçois ; mais, si ce n’est pas là son but, que veut-il donc faire de moi ? la maîtresse du duc ? Tout savoir, dit-il, et tout diriger ! cela n’est pas possible ; il y a quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous ; Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non ! cela est sûr ; je le connais. C’est bon pour Lorenzaccio ; mais lui ! il faut qu’il ait quelque sourde pensée, plus vaste que cela et plus profonde. Ah ! comme les hommes sortent d’eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence ! Cela est effrayant.

Maintenant, que ferai-je ? Est-ce que j’aime Alexandre ? Non, je ne l’aime pas, non, assurément ; j’ai dit que non dans ma confession, et je n’ai pas menti, Pourquoi Laurent est-il à Massa ? Pourquoi le duc me presse-t-il ? Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir ? pourquoi ? — Ah ! pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme inexplicable qui m’attire ?

Elle ouvre sa fenêtre.

Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste ! Il y a là plus d’une maison où Alexandre est entré la nuit, couvert de son manteau ; c’est un libertin, je le sais. — Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ? Qui est-ce donc que j’aime ? Est-ce toi, ou est-ce lui ?

Agnolo, entrant.

Madame, Son Altesse vient d’entrer dans la cour.

La Marquise.

Cela est singulier ; ce Malaspina m’a laissée toute tremblante.

1. Le pape Paul III. (Note de l’auteur.)

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